Un sociologue au Comité consultatif national d’éthique : la production des avis

Lettre de l'InSHS Institutionnel Sociologie

#SCIENCES PARTAGÉES

Directeur de recherche CNRS, Emmanuel Didier est chercheur au Centre Maurice Halbwachs (CMH, UMR8097, CNRS / ENS-PSL / EHESS). Sociologue et directeur du programme Médecine-humanités de l’École normale supérieure, il est membre du Comité consultatif national d’éthique (CCNE).

Le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) a été établi pour répondre aux questions que se pose la société en matière d’éthique dans le domaine de la santé et des sciences de la vie. Concrètement, le moyen d’expression privilégié du Comité pour répondre à ces sollicitations, et ce depuis sa création, est l’avis. Le CCNE rend des avis éthiques. Cette forme vient originellement du Conseil d’État qui, conformément à la Constitution, rend lui-même des avis au gouvernement et au parlement, les premiers secrétaires généraux du CCNE en étant originaires. On peut donc envisager le CCNE comme une machine à produire des avis.

Sous cet angle, l’éthique n’est pas un sous-domaine abstrait de la philosophie, mais au contraire une activité très concrète consistant d’abord à établir puis à suivre la procédure d’une forme spécifique d’écriture. Découvrir le fonctionnement du CCNE revient donc à comprendre le mécanisme par lequel ses avis sont produits.

Celui-ci a la particularité d’être collectif et consiste in fine à agréger la diversité des opinions des membres du Comité. La première grande surprise pour un scientifique qui rejoint cette instance est de constater que le ton de la discussion est fondamentalement différent de celui des conférences et colloques auxquels il est habitué. Il ne s’agit en rien de déterminer où se situe la vérité, mais d’un échange diplomatique visant à articuler une grande diversité de points de vue. La question à laquelle le CCNE doit répondre en pratique consiste à inventer un mode d’agrégation des intelligences individuelles dans un seul texte, et non pas à sélectionner le plus fidèle à la nature. Nous allons jeter la lumière sur quelques étapes du processus par lequel ceci est rendu possible.

Pour comprendre la difficulté de la tâche d’agrégation, décrivons la diversité des membres du CCNE. Ceux-ci sont aujourd’hui au nombre de quarante-six, tous nommés pour une durée de trois ans renouvelable une fois, à l’exception du président qui est nommé par le président de la République pour deux ans renouvelable. En ce qui concerne les membres, cinq sont nommés par le président de la République comme « appartenant aux principales familles philosophiques et spirituelles ». Aujourd’hui, il s’agit des familles catholique, protestante, juive, musulmane, et libre penseur — mais ces familles ne sont pas établies dans les textes, elles peuvent changer. Puis, quinze membres sont proposés par les ministres ou les instances concernés par l’éthique médicale en raison de leurs compétences et de leur intérêt pour les problèmes d’éthique. Aujourd’hui, ils sont professeurs de médecine, de philosophie, de démographie, d’économie, directeur et directrice d’hôpital, parlementaires, magistrats, conseillers d’État. Quinze membres sont ensuite proposés par les grandes institutions de recherche (Académies, universités, EPST) comme appartenant au secteur de la recherche. Dans le comité actuel, ils sont pour un bon nombre spécialistes des sciences de la vie et de la santé, mais aussi informaticiens, historiens, spécialistes de sciences sociales. L’auteur de ces lignes a été proposé par le CNRS. Enfin, six membres sont proposés comme représentants d’associations de personnes malades et d’usagers du système de santé, d’associations de personnes handicapées, d’associations familiales et d’associations œuvrant dans le domaine de la protection des droits des personnes. Le Comité dans son ensemble doit en outre être paritaire et les membres sont bénévoles.

La composition du Comité ne vise donc pas une quelconque représentation de la population dans son entier. Les membres ne sont pas davantage représentants de l’entité qui les a nommés ; ils sont nommés intuitu personae de telle sorte que leur parole ne représente qu’eux-mêmes. Mais, dans le même temps, cette longue liste de profils montre bien que le but est de construire une assemblée dont les membres abordent l’éthique depuis une multitude de points de vue différents. Il s’agit donc d’un aréopage de spécialistes dont les membres incarnent les diverses forces qui sont le plus concernées par l’expression d’une parole éthique. Comment faire pour mettre d’accord autant de divergences ?

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Assemblée plénière du CCNE, Abbaye de Royaumont, septembre 2021 © Joseph Eyraud

D’abord, pour qu’in fine tout le monde parle d’une seule voix, il faut que tout le monde parle de la même chose. C’est la raison pour laquelle le CCNE fonctionne par saisines : il répond à des questions qui lui sont posées. Les questionneurs peuvent être le président de la République, les présidents des assemblées parlementaires, les membres du gouvernement, d’un établissement d’enseignement supérieur, d’un établissement public, de certaines fondations reconnues d’utilité publique. Enfin, le CCNE lui-même peut s’autosaisir.

Une fois qu’une saisine lui est parvenue, le Comité désigne deux ou trois rapporteurs. Ceux-ci jouent un rôle essentiel bien qu’ils ne soient pas auteurs des avis, car c’est le CCNE qui occupe cette fonction, mais qu’ils fassent le travail de suivi des versions intermédiaires de l’avis et doivent le faire mûrir, aidés en cela par l’équipe des permanents du CCNE. Une de leur première tâche est de constituer autour d’eux le groupe de travail (GT) chargé de rédiger la première version de l’avis. Il n’y a pas de critère de sélection pour être membre d’un GT, il suffit de se déclarer intéressé par la question. Le groupe de travail commence par se forger une culture commune en lisant de la littérature que les membres font circuler entre eux et en procédant à des auditions de spécialistes. Vient alors la phase de rédaction de la première version de l’avis.

Le texte doit faire saillir deux éléments associés. Premièrement, les « tensions éthiques » qui apparaissent dans le domaine défini par la saisine. Une tension éthique est très difficile à définir, mais on peut dire a minima qu’elle survient lorsque l’on peut identifier des bénéfices divergents et incompatibles, souvent pour différentes catégories, dans les pratiques visées par la saisine. Deuxièmement, l’avis exprime des « Recommandations » ou des « Points de vigilance », qui sont les options prises par le comité concernant les « tensions éthiques ».

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Avis 139 : Questions éthiques relatives aux situations de fin de vie, sept. 2022 © Joseph Eyraud

La première version du texte étant rédigée, elle est soumise au GT. Chaque membre le critique et l’amende, y compris sur des points assez fondamentaux comme la structure du texte. En fonction de ces interventions, les rapporteurs doivent corriger leur texte. À force de reprises, de commentaires, de réécriture, de précisions rapportées par une éventuelle audition de dernière minute, l’avis finit par recueillir l’approbation de tous les membres du groupe de travail. Il est clair que l’apparition de technologies numériques, en particulier le fait que les textes peuvent circuler online, être corrigés par des traitements de texte électroniques, et que les réunions peuvent dorénavant se tenir à distance, a rallongé le processus et le nombre de versions du texte discutées par le GT. Lorsqu’il fallait imprimer le texte et se déplacer au CCNE pour le discuter, les corrections étaient plus coûteuses, donc plus rares, et l’accord obtenu avec moins d’allers-retours que maintenant. Mais, aujourd’hui comme alors, lorsque le texte a recueilli l’assentiment de tous les membres du GT, il peut espérer passer en « Plénier » qui est l’instance finale de validation du texte.

Le « Plénier », où siègent tous les membres du Comité, est une assemblée impressionnante. Prenant leur courage à deux mains, les rapporteurs présentent le texte puis attendent les commentaires individuels. Il n’est pas obligatoire, mais attendu que chaque membre du plénier exprime son opinion. Les interventions ont presque toujours la même structure : les membres expriment d’abord une vive admiration pour le travail accompli, puis des réserves qui s’appuient souvent sur leur expertise propre. Il est rare que le texte soit adopté dès son premier passage. La plupart du temps, les rapporteurs ayant noté les forces et les faiblesses identifiées par l’assemblée, doivent, avec le groupe de travail, reprendre le texte pour qu’il soit accepté par tous.

Il arrive aussi que le texte ne parvienne pas à faire consensus et qu’une fraction du plénier décide de ne pas l’approuver. Ce fut le cas par exemple dernièrement pour l’avis 139 sur la fin de vie rendu public en septembre 2022. Ces formes d’expression de désaccord existent donc ; elles sont simplement ajoutées à la suite de l’avis majoritaire. Elles sont assez rares cependant : nous avons pu en dénombrer 15 sur les 139 avis publiés à ce jour.

Enfin, que le texte se voit ou non adjoint un avis minoritaire, il est finalement mis au vote de l’assemblée plénière — vote qui est la plupart du temps à main levée, mais peut être secret, s’il suscite encore des débats — qui l’accepte. Il n’y a jamais eu de proposition d’avis rejeté par le plénier. L’avis est alors prêt à être présenté aux autorités et à l’opinion publique et à infuser ainsi la société.

Contact

Emmanuel Didier
Directeur de recherche au CNRS, Centre Maurice Halbwachs, directeur du programme Médecine-Humanités à l’ENS