Communications

Démocratie et littérature. Expériences quotidiennes, espaces publics, régimes politiques, n° 99 2016/2

Revue thématique semestrielle, Communications a été créée à l’automne 1961 par Georges Friedmann, Roland Barthes et Edgar Morin. Devenue une publication de référence sur l’étude des communications de masse et les analyses sémiologiques en France, elle a rapidement acquis un rayonnement international. Depuis les années 1980, elle a élargi ses thèmes aux questions anthropo-sociales. Elle publie des articles inédits de scientifiques renommés comme de jeunes chercheurs, en ouvrant des pistes de recherche nouvelles et en privilégiant une transdisciplinarité exigeante. 

Depuis quelques années, les réflexions en cours sur la démocratie permettent de poser autrement la question du rapport entre littérature et politique. D’une part, on constate un renouvellement de l’intérêt pour la nature des liens qu’entretiennent la littérature et la politique, d’autre part, un nouveau type de questionnement est adressé par les sciences humaines et sociales à la littérature. La critique et la théorie littéraires sont aujourd’hui confrontées à la question de la raison d’être de la littérature et, plus largement, à celles de sa fonction et de sa place dans l’imaginaire et dans la symbolique culturelle et sociale. Qu’il s’agisse des printemps arabes, des révolutions de couleur ou des mouvements d’occupation, les mouvements sociaux et intellectuels de la dernière décennie ont fait une place importante à la revendication démocratique. Si la question du régime reste fondamentale, de nouvelles revendications sont apparues, notamment celle de la réinvention d’un espace public à partir des expériences de démocratie quotidienne des citoyens. C’est à partir de ces mouvements que se repose la question des rapports entre littérature, démocratie et espace(s) public(s) aujourd’hui. Il s’agit donc d’analyser le rôle de la littérature dans la construction sociale de l’expérience quotidienne, de l’institutionnalisation d’un ou de multiples espaces publics et du partage de normes disputées dans le cadre de régimes politiques eux-mêmes divers. 

Ce numéro de Communications rassemble un ensemble de contributions traitant d’une grande variété de « terrains » — France, Afrique du Sud, Algérie, Chine, Egypte, Espagne, Irlande, Italie. Il tente de comparer et de traiter des littératures de pays où la démocratie est soit une réalité, ancienne ou récente, soit une idée plus ou moins éloignée, un idéal encore lointain.

Une série d’articles explorent les liens entre démocratie et littérature.
Alain Viala propose un retour au début du XIXe siècle, période qui marque le début d’une histoire de la littérature théorisée par Victor Cousin et également d’une certaine conception de la démocratie. Il  avance la thèse qui pourrait s’énoncer dans la formule suivante : à démocratie restreinte, littérature restreinte.
Pour Philippe Roussin, l’expression tout dire, au XVIIIe siècle, est affirmation de la liberté du singulier et dessin de l’espace public où cette liberté doit œuvrer. Le libéralisme transpose dans le domaine public la diversité des opinions et des expressions privées. Cette transposition a lieu à la fin du XIXe siècle, sans résoudre la question qui demeure dans l’ombre de la victoire du tout dire : celle de l’isègoria démocratique, de l’égalité d’accès à la parole publique
À partir de la transition démocratique espagnole à la mort de Franco, Emmanuel Bouju interroge la pertinence, pour la littérature, de la définition du sujet démocratique. Il présente comment l’exercice des mémoires possibles, dans l’écriture romanesque de l’histoire nationale et européenne, contribue au partage démocratique de la mémoire et à l’élaboration d’une fiction collective de l’espace public.

Une deuxième série de contributions étudient les interactions entre genres littéraires et politique.
L’article de Luc Boltanski a pour objet les figures de l’énigme, du complot et de l’enquête et la place importante qu’elles n’ont cessé d’occuper dans la représentation de la réalité depuis la fin du XIXe siècle et le début du XXe. Il considère des ouvrages de deux genres littéraires, destinés à un large public, dans lesquels ces figures ont été déployées : le roman policier et le récit d’espionnage.
Patrick McGuinness décrypte de son côté chez les symbolistes, une tension entre la poésie et la prose, souvent engagée, traitant de thèmes d’actualité, et prête à assumer des opinions extrémistes et des actes illégaux. Ceux qui ont épousé les causes politiques les plus radicales sont ceux qui sont le plus impliqués dans le domaine théâtral. Et c’est au théâtre que le lecteur devient un public.
Zoé Carle a travaillé sur les slogans de la révolution égyptienne, symboles de la ferveur collective des soulèvements de 2011. Ils semblent être le lieu d’une mise en fiction d’un discours révolutionnaire dont les fonctions se rapprochent de la geste ou de l’épopée. L’hypothèse est que ces slogans ont réactualisé les grandes fictions fondatrices ou refondatrices de nations en crise.
Wu Ming, collectif d’auteurs de romans-fleuves et best-sellers en Italie, a développé des théories sur la création de mythes, la culture populaire et a baptisé son esthétique New Italian Epic. Philippe Daros interroge la pertinence de ce projet et met en évidence un étrange constat : le collectif, par ses déclarations répétitives de poétique, modèle l’espace virtuel où ses œuvres de fiction apparaissent.

Un troisième sujet de réflexion rassemble des contributions autour des questions d’insoumission, de résistance, de liberté d'expression et de littérature. 
En examinant l’engagement politique de Maurice Blanchot entre 1958 et 1968, Michael Holland se donne pour but de cerner la notion d’insoumission. Il montre, dans la Déclaration, que ce droit à l’insoumission a motivé un mode de langage chez Blanchot qui donnera à la littérature une priorité politique inédite.
Jean-Marie Schaeffer montre comment Joyce se distingue de la plupart des grands romanciers modernistes parce qu’il est convaincu que l’histoire n’est pas une dimension essentielle de l’humanité. Son indifférence à la grande Histoire est fondée sur la conviction que la seule unité de mesure temporelle qui convienne aux humains est celle de la vie individuelle de chacun d’entre eux. 
Peter D. McDonald analyse la confrontation tendue entre Nadine Gordimer et John Maxwell Coetzee sur Les Versets sataniques de Salman Rushdie dans les derniers temps de l’apartheid en Afrique du Sud. Il pointe la pertinence de leurs différences d’opinion, centrées sur les questions de littérature, de démocratie et d’espace public, dans les débats actuels sur la liberté d’expression.
La majorité des écrivains algériens a soutenu en janvier 1992 l’arrêt, par l’armée, des élections législatives qu’aurait dû remporter le Front islamique du salut. Les écrivains algériens ne sont-ils pas démocrates ? Tristan Leperlier cherche une explication dans leur statut d’élite sociale redevable à l’État socialiste mais aussi dans leur expérience d’écrivains qui se sont battus pour le respect des libertés individuelles auxquelles s’opposent les islamistes. 

Plusieurs analyses dessinent, enfin, le rapport de la littérature et du politique en Asie.
Dans son discours de réception du prix Kafka 2014, Yan Lianke analyse le rôle d’un écrivain critique dans la Chine actuelle. Il souligne en particulier l’importance pour l’écrivain de se confronter à la part d’obscurité dans la société et dans le passé récent.
Le remplacement du chinois classique par la langue vernaculaire au XXe siècle est vu comme un élément de démocratisation de la Chine. Pour Sebastian Veg, la standardisation de la nouvelle langue nationale, à partir du vernaculaire, en fait un outil de domination. La sphère culturelle et linguistique locale fonctionne comme espace de contestation démocratique des récits nationaux. 
L’oralité qui a investi récemment la production romanesque en Chine réactualise les débats sur les rapports entre création littéraire et communauté linguistique. Yinde Zhang réexamine les tensions permanentes entre le champ littéraire aspirant à l’autonomie et la normativité linguistique dictée par les impératifs politiques, idéologiques ou économiques de l’État-nation. 
La remise du prix Nobel de littérature à Mo Yan en 2012 déclencha des controverses sur l’intégrité du lauréat, la censure littéraire et la liberté d’expression. Chaohua Wang soutient que, dans cet épisode, la reconnaissance d’une nation périphérique par un centre prend le pas sur l’appréciation littéraire critique. La diversité des lauréats ne débouche pas sur une plus grande tolérance pour la dissidence, pas plus que sur une vitalité littéraire accrue.
La démolition par un gouvernement technocratique de deux embarcadères historiques à Hong Kong, en 2006-2007, a déclenché la production d’un nouveau type de poésie inscrit dans l’espace urbain. Définissant une poétique oppositionnelle axée sur la prise de conscience et sur l’action, les poèmes de Uncle Hung et de Liu Wai-tong ont pour ambition de redessiner l’identité de la ville. 

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