Marges

L'expérience dans l'art, n°24, 2017/1

 

Sous la direction de Jérôme Glicenstein

Créée en 2004, la revue Marges est une initiative de jeunes chercheurs et doctorants en Arts plastiques de l’Université Paris 8. Aujourd’hui, la revue publie autant des travaux de chercheurs étrangers reconnus que ceux de jeunes chercheurs et couvre l’ensemble des disciplines artistiques (esthétique, histoire de l’art, arts plastiques, cinéma, danse, littérature), tout en accueillant des chercheurs issus d’autres disciplines mais s’intéressant aux questions artistiques (sociologie, sciences de la communication, sciences politiques, droit…). L’une des spécificités de Marges tient à son engagement en faveur de l’art contemporain qui se traduit par l’attention toute particulière qui est réservée aux thématiques les plus « inédites » : « Irresponsabilité de l’art ? » (n°9), « Expositions sans artistes » (n°12), « Cultural Studies » (n°16), « Remake, reprise, répétition » (n°17). La revue réserve une place importante aux œuvres et aux artistes, à la fois dans les articles, dans les entretiens réalisés à l’occasion des numéros thématiques et dans des cartes blanches offertes sous la forme de portfolios. Les travaux réalisés directement avec les artistes mettent en jeu la spécificité de la diffusion d’œuvres d’art dans le format particulier de la revue.

L’œuvre d’art est de plus en plus incertaine, fluctuante, éphémère, immatérielle. Les dernières décennies ont encore accentué ce phénomène, au point où l’œuvre ­— si l’on peut encore utiliser ce mot — a pu devenir simple trace ou prétexte pour une expérience de plus en plus indépendante. 
Marges revient dans ce numéro sur une thématique qui court tout au long du xxe siècle, celle de l’émancipation du spectateur vis-à-vis des codes traditionnels de l’expérience esthétique. 
Où se situe la question de l’art au moment où l’attention du récepteur est sollicitée selon des modalités très diverses, sans que le cadre de la réception soit toujours clairement défini et sans que l’on puisse toujours situer l’œuvre ? Une étendue infinie de modalités de l’expérience semble s’offrir à nous, selon des termes qui peuvent considérablement varier. Quelles sont leurs limites ? Peut-on encore parler d’expérience esthétique ou d’expérience de l’art ? À qui s’adressent-elles (et comment) ? L’ambition de ce numéro n’est pas de donner des réponses définitives, mais plutôt de donner à lire des points de vue distincts sur ces questions. 

Les premiers textes cherchent à étendre les catégories traditionnelles de l’expérience esthétique en direction de nouveaux types d’objets ; ceux qui suivent s’intéressent à la question de l’expérience, mais en envisageant de sortir du domaine artistique au sens le plus courant du terme.

En introduction, Jérôme Glicenstein tente de penser l’expérience dans l’art et non plus l’expérience de l’art. Il nous conduit à nous méfier à la fois des théorisations abstraites, qui se nourrissent de pures spéculations au sujet d’œuvres d’art imaginaires, et des conceptions simplistes visant à expliquer que l’œuvre d’art ne se comprend qu’en relation à un savoir historique prédéterminé, à des compétences techniques ou à condition d’avoir « appris à voir?» correctement les œuvres.

À partir du récit du sculpteur Tony Smith sur son expérience de la fin de l’art lors d’un trajet en voiture sur une autoroute en construction, Benjamin Riado développe l’hypothèse selon laquelle certains artistes adoptent face à leurs œuvres une attitude de spectateur et non de créateur. L’artiste est en quelque sorte « spectateur princeps?» d’un art qu’il est le premier à recevoir comme tel sur le moment. Quelles sont les formes d’art créées par cette paradoxale expérience de l’art ?

Le jeu-vidéo est le support d’une expérience esthétique qui se démarque par son interactivité et qui implique une reconsidération radicale des rapports établis entre une œuvre, son créateur et son récepteur. Anthony Bekirov et Thibaut Vaillancourt proposent de développer une esthétique propre au jeu-vidéo, qui dissout l’identité reconnue à l’œuvre et celle du ou des créateurs. L’expérience du spectateur y devient celle d’un individu éprouvant les limites de sa propre subjectivité´.

Les trois textes suivants offrent un autre point de vue sur la question de l’expérience, point de vue qui reflète les bouleversements sociopolitiques de la fin des années 1960 et du début des années 1970. L’art autant que l’expérience esthétique sont mis en cause par des pratiques où le social, la politique et la recherche scientifique se mêlent aux pratiques artistiques traditionnelles. 

Alexandro Jodorowsky, auteur notamment de théâtre et de cinéma, a également développé en parallèle ce qu’il nomme « la psychomagie?». Elisabeth Pouilly revient sur son parcours, depuis les « actes poétiques?» en passant par ses happenings, afin de mieux définir cette pratique se référant non seulement à la psychologie et à la magie, mais aussi avant tout au théâtre. Elle passe par des actes théâtralisés personnalisés, en vue d’une guérison.

Elena Lespes Munoz s’intéresse au Collectif d’Art Sociologique, constitué en 1974 par les artistes Hervé Fischer, Fred Forest et Jean-Paul Thénot. Nourries des sciences sociales, les pratiques du collectif se caractérisent par l’enquête, l’animation et la pédagogie et cultivent un art de la provocation et de la subversion. Certaines actions menées mettent en œuvre des méthodologies pour convier le public à une expérience réflexive sur la société.

En 1968, Palle Nielsen installait dans le grand hall du Moderna Museet de Stockholm une aire de jeux sans lui donner le statut d’œuvre d’art. Celle-ci devait permettre de déterminer, par l’analyse du jeu des enfants, le « modèle d’une société qualitative?». Vincent Romagny montre les difficultés de Nielsen à sortir des modèles du monde de l’art et analyse comment cette aire de jeux est devenue, à l’occasion de sa redécouverte au début des années 2000, une œuvre d’art à part entière.

Medea de Pascal Quignard est un spectacle de butô que l’écrivain met en scène avec la danseuse Carlotta Ikeda. Solo de danse avec la présence de l’écrivain sur un côté de la scène, cette représentation insolite surprend et émeut les spectateurs. L’article de Maria Concetta La Rocca traite à la fois de l’écriture de Quignard, de sa transposition sur scène et de l’appropriation singulière qu’en fait la danseuse. L’analyse neuroscientifique de l’expérience des spectateurs est l’occasion de voir réapparaître la question ancienne de l’empathie devant un spectacle.

En fin de dossier, deux entretiens permettent de faire varier les points de vue sur la question de l’expérience ; d’abord, avec la philosophe Marianne Massin, laquelle livre un propos plus distancié nourri de ses réflexions sur l’histoire des théories de l’art, ensuite avec Mark Geffriaud, auteur d’une exposition remarquée au centre d’art du Plateau fin 2016. Enfin, une intervention d’artiste, un portfolio de Stéphane Bérard, joue sur la question contemporaine de l’engagement politique et sur les limites de ce qui est reconnu ou non comme artistique. 

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