Revue des Sciences Sociales

Modèles d'enfance joués et déjoués, 64, 2020

Sous la direction de Virginie Vinel et Francesca Zaltron

La Revue des Sciences Sociales est l’une des plus anciennes revues françaises de sciences sociales. Fondée par Julien Freund en 1972 à Strasbourg, carrefour de cultures, savoirs et mémoires, terre de frontière marquée par les conflits et les recompositions, elle s’est rapidement ouverte aux échanges franco-allemands et, au fil du temps, européens. Revue semestrielle à comité de lecture, elle convoque différentes disciplines (non seulement sociologie, anthropologie, démographie, mais aussi histoire ou philosophie) autour d’un thème de société. Cette histoire intellectuelle résonne avec les défis du monde contemporain : la reconfiguration des conflits et des dissidences, les jeux de la mémoire et de l’oubli, les nouvelles formes de catégorisation sociale, les expressions de la frontière et le rapport à l’étranger, les innovations autour de l’urbain et de l’environnement, les statuts du corps et de la souffrance, les enjeux de la transmission, l’historicité des savoirs sociologiques ont donné matière à presque cinquante ans de publication sous la direction de Freddy Raphaël d’abord, de Nicoletta Diasio aujourd’hui.

La revue est publiée par les Presses Universitaires de Strasbourg avec le soutien de l’InSHS et paraît simultanément en version papier et en version numérique avec une mise en ligne intégrale, gratuite et sans barrière mobile sur OpenEdition Journal et bientôt sur Persée. Elle fonctionne par dossiers thématiques à partir d’appels à contributions diffusés sur les réseaux disciplinaires. Elle publie des recherches originales, à la méthodologie et aux cadres conceptuels solides, en veillant tout particulièrement à la diversité des terrains, au pluralisme épistémologique et au dialogue entre sciences sociales. La revue adopte en effet une stratégie volontariste d’ouverture nationale et internationale. Des articles sont régulièrement publiés en anglais et, dans le cadre de la nouvelle rubrique « Revue d’ailleurs », la revue traduit des articles rédigés dans d’autres langues européennes. Cette rubrique accueille régulièrement une revue invitée qui présente sa philosophie éditoriale et propose un nombre limité d’articles qui reflètent les orientations épistémologiques, les questionnements, les approches d’une autre « tradition » intellectuelle. Dans un contexte de valorisation de la recherche marqué par la compétition et l’hégémonie, menacé par la standardisation des langues et des codes d’écriture, nous souhaitons jouer la carte opposée qui assure l’échange et la collaboration.

Une cohérence est recherchée entre la problématique du dossier, les autres rubriques (« Chantiers de recherche », « Entrevues », « Lieux de savoir », « Hommages ») et le fil iconographique, renouvelé à chaque numéro. La mise en perspective socio-historique des concepts et des pratiques de recherche constitue l’un des objectifs de la Revue des Sciences Sociales et conduit à une politique de publication de textes inédits ou difficilement accessibles (tel un inédit de Simmel sur l’Europe dans le n°59 Performances du paraître). La sensibilité à l’image, enfin, fait partie intégrante de la ligne rédactionnelle, dans la conviction que le regard d’artiste permet de voir autrement les phénomènes sociaux.

Faisant suite à d’autres numéros sur l’enfance (le n°41 Désirs de famille, désirs d’enfants, le n°51 La préadolescence existe-t-elle ?) et dans la continuité du n°63 Enfants. Contraintes et pouvoir d’agir (juin 2020), le volume 64 Modèles d’enfance joués et déjoués (novembre 2020), sous la responsabilité de Virginie Vinel et Francesca Zaltron, interroge les normativités de modèles d’enfance contemporains diffusés depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. L’enfant comme être singulier s’impose dans les représentations des pays européens. Les notions d’autonomie, de participation, de responsabilisation et l’élaboration de paroles sur soi sont appropriées par les familles, l’école, la culture, la recherche.  Elles se confrontent à d’autres figures comme celles de l’enfant faible et innocent, créateur et artiste, l’enfant dangereux ou délinquant. Les articles du dossier dévoilent des modèles d’enfance contrastés, mais soulèvent surtout la question délicate de savoir en quoi des dispositifs dédiés à l’expression et au choix des enfants — quel que soit leur âge — contribuent aussi à les enfermer dans des normes contraignantes et à reproduire les inégalités structurelles d’âges, de genre, de classe sociale.

L’introduction du numéro déchiffre ainsi la notion de « participation » à partir d’une vaste littérature scientifique internationale qui s'est interrogée de manière critique sur la mise en œuvre du principe de participation. Elle souligne la nature ambiguë des dispositifs qui s’inspirent de cette idée et qui sont employés à l'école ou dans d'autres contextes de vie des enfants. Plusieurs articles de ce numéro mettent en évidence que ces dispositifs favorisent un modèle d'enfant détenteur de droits, autonome et compétent mais, en même temps, occultent les contraintes contextuelles et structurelles qui différencient les parcours de vie des enfants et la façon même de participer. Les contributions de ce dossier révèlent plusieurs formes de hiérarchisations produites par les institutions. Elles exposent des situations extrêmes, mais fréquentes — guerres, migrations — dans lesquelles les enfants sont particulièrement soumis à un cumul d’oppressions. Les enfants apparaissent, dans ces contextes, à la fois comme des victimes mais aussi, aux yeux des adultes, comme de potentiels délinquants du fait des conditions dans lesquelles ils sont élevés. Le modèle de l’enfant, individu rationnel, responsable et autonome, vient se confronter à ces figures de l’enfance, comme un objectif à atteindre, sans permettre de dépasser les inégalités structurelles contemporaines. Toutefois, malgré des marges d’action parfois très faibles, plusieurs articles de ce dossier montrent que les enfants ne peuvent pas être étudiés seulement comme des sujets passifs. Ils agissent parfois d’une manière inattendue, souvent non perçue par les adultes, à l’intérieur des structures sociales qui les produisent.

Ces réflexions sont alimentées par la reproduction d’un classique de la sociologie de la culture (« Les albums pour enfants » de Jean-Claude Chamboredon et Jean-Louis Fabiani, 1977, Actes de la recherche en sciences sociales) qui analyse, par le champ de l’édition, les conceptions sociales de l’enfance et leurs transformations. La mise en perspective historique et les hommages à Pierre Erny et à Jean-Claude Chamboredon, qui nous ont quittés en 2020, permettent de saisir à quel point quelques questionnements contemporains sur l’enfance et l’adolescence ont une longue histoire derrière eux. Pour Pierre Erny, ethnologue, il n’est pas possible de penser l’enfance en-dehors du cycle de vie et de ses différentes étapes, les rôles rituels de l’enfant témoignant de sa place active et de son intégration progressive dans la société. Le sociologue Jean-Claude Chamboredon interroge de manière critique la nouveauté d’une culture adolescente, son lien avec la stratification sociale, des cultures de classe, des imaginaires adultes. Leurs propos font écho à des débats qui animent et clivent encore aujourd’hui la sociologie et l’anthropologie de l’enfance autour des catégorisations d’âge, de leur articulation à d’autres appartenances sociales et des seuils qui marquent un statut et un temps de l’existence. Questions qui émergent, de manière très différente, mais particulièrement féconde, dès les années 1960 et 1970.

La mise en image de cette tension entre institutions, modèles d’enfance et pratiques de réappropriation, a été possible grâce à la collaboration du Musée national de l’éducation de Rouen qui nous a fourni gracieusement des photographies sur l’école et la pédagogie active. L’exposition « Métier d’enseignant (e), métier d’élève », prévue d’octobre 2020 à septembre 2021, permet de parcourir ces « portraits d'adultes et de jeunes, ainsi que les différentes manières de reproduire et modifier, ensemble et au quotidien, l'ordre scolaire ».

Les questions qui seront à l’honneur des prochains volumes de la Revue des Sciences Sociales portent sur les nouvelles formes de régulation des conflits et la sortie de la violence (n° 65/2021, sous la responsabilité de Nicolas Amadio et Jérôme Ferret), sur le secret et le silence dans les relations familiales (n° 66/2021, suivi par Nicoletta Diasio et Régis Schalgdenhauffen), sur le jeu de la confiance et des vérités en temps de crise (n° 67/2022, porté par Christophe Pons et Benoît Fliche). Si l’agenda éditorial des dossiers est fixé jusqu’en 2023 (nous acceptons en continu des articles à évaluer en double aveugle pour les Varia), nous ne manquerons pas de fêter les cinquante ans de publication avec un numéro anniversaire. Ce sera une occasion pour mettre en perspective historique et scientifique les thématiques saillantes traitées par la revue au fil du temps et, à partir de ce retour sur le passé, pour s’interroger sur les perspectives d’avenir de la recherche en sciences humaines et sociales.

Revue des Sciences Sociales

 

Nicoletta Diasio, directrice de la Revue des Sciences Sociales, professeur à l'université de Strasbourg, membre du laboratoire Dynamiques Européennes (DynamE), membre de l’Institut Universitaire de France