La traduction

Lettre de l'InSHS

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La traduction, c’est d’abord une pratique concrète des chercheurs et des chercheuses qui, pour beaucoup, publient dans un anglais qui n’est pas leur langue maternelle, doivent déposer des projets de recherche en anglais, ou qui, lorsqu’ils sont étrangers comme près d’un tiers des chercheurs CNRS, doivent employer le français dans leur laboratoire. À l’heure de la mondialisation des parcours de recherche et des publications, la traduction, son financement et ses limites sont donc des questions cruciales pour le CNRS. Elle participe autant de la vie ordinaire des laboratoires que des politiques générales de la recherche en interrogeant la place de la France dans le monde scientifique.

Au sein des sciences humaines et sociales, c’est aussi un champ d’études très interdisciplinaire, qui déborde les problématiques des transferts linguistiques et culturels. Si la traduction est d’évidence une problématique centrale pour les études aréales, elle est aussi, comme l’a montré Barbara Cassin, médaille d’or du CNRS, dans son Vocabulaire européen des philosophies. Le Dictionnaire des Intraduisibles1 , une question philosophique fondamentale : peut-on tout traduire ? Loin d’être une opération transparente, la traduction emporte avec elle sa difficulté, ses aspérités et sa violence2 . Question pour les littéraires qui observent la mondialisation, les adaptations et les transformations des œuvres et des objets culturels et pour les philosophes qui pensent le langage, la traduction est aussi un objet d’étude pour les spécialistes de l’art et de la musique, l’histoire des sciences et des idées, comme il l’est pour les acteurs de l’acte de traduire, les chercheurs sur sa matérialité, les historiens  des circulations culturelles, les anthropologues sur leurs terrains, voire pour les sociologues et les juristes. Commerces et politiques internationales ne dépendent-ils pas de traducteurs ? La traduction expose notre vulnérabilité dans le langage autant qu’elle éclaire des rapports de forces culturels. Traduire, c’est faire connaître dans un contexte nouveau, faire reconnaître, comme le suggère Véronique Boudon-Millot dans son article consacré aux traductions d’Hippocrate et de Galien. Traduire, c’est un jeu littéraire mais aussi une activité heuristique intense avance Guillaume Metayer en commentant les traductions des poèmes de Nietzsche. Mais traduire est un geste éminemment délicat, comme le montre la réflexion pleine de scrupules éthiques et historiques de Florent Brayard sur la retraduction de Mein Kampf.

Dans le champ de la linguistique, la traduction est depuis longtemps une question scientifique qui permet de mesurer les rapports entre les langues, de différencier leurs structures tout en interrogeant l’existence de structures linguistiques communes. À l’heure de l’intelligence artificielle, la traduction automatique pourvoit un idéal de transparence et de communication qui n’est pas sans poser des questions, les outils de traduction automatique exposant aux risques de biais et de simplification, et imposant de nouvelles normativités linguistiques. C’est l’une des questions abordées par l’article de Thierry Poibeau sur la recherche en traduction automatique depuis un laboratoire de sciences humaines et sociales.

Enfin, la traduction peut fonctionner dans un sens plus large débordant les échanges entre les langues et les systèmes de signes comme un processus de circulation entre les mondes : traduction d’un concept d’une discipline à l’autre, du vocabulaire spécialisé au langage ordinaire, d’une idée en un argumentaire rhétorique. La traduction est donc une métaphore puissante, elle dit notre relation à l’autre dans toute sa complexité et elle est un des mots clés des savoirs produits par les SHS, dans lesquels les processus de communication sont centraux. On le verra dans ce dossier qui illustre la variété des enjeux du concept.

De par leurs implantations au sein d’aires géographiques et culturelles variées, les unités à l’étranger se voient toutes conviées à considérer les différentes dimensions que recouvre la traduction. Si traduire un texte d’une langue vers une autre compose l’une des modalités de l’internationalisation des débats scientifiques, les contributions issues de quelques-unes de nos unités à l’étranger soulignent que la traduction conduit la réflexion bien au-delà d’une simple mise en partage. S’interroger à la fois sur la nature de son incidence épistémologique, sur le contexte de réception (notamment en termes de rapports de domination) ou sur les modalités de préservation d’un patrimoine linguistique compose l’espace intellectuel de ces unités mobilisées par l’acte de traduire.

Caroline Bodolec, Ricardo Etxepare, Alexandre Gefen, Pascale Goetschel, William Berthomière, DAS InSHS

  • 1Cassin B. (dir.) 2004, Vocabulaire européen des philosophies. Le Dictionnaire des Intraduisibles, Seuil / Le Robert.
  • 2Voir à ce sujet : Samoyault T. 2020, Traduction et violence, Seuil.