Colloque "Cultures populaires et identités en actes. Technologie numérique, musique et danse en Afrique et au-delà"

Du
au
Campus Condorcet - Auditorium 150 Cours des Humanités - Aubervilliers

Chacun reconnaît aujourd’hui que la révolution numérique a transformé notre quotidien et reconfiguré notre réalité en faisant émerger de nouveaux modes d’écriture, d’échange, de circulation et de stockage des données, tout comme de nouvelles formes d’autorité, d’économie, d’appréhension du temps et de relation au monde (Rifkin, 2001; Doueihi, 2013). Mais il est tout aussi vrai que le numérique, parce qu’il s’ancre dans des environnements sociaux, politiques et économiques contrastés au Nord comme au Sud, et qu’il relève de « socio-histoires des technologies » (Lysloff et Gay, 2003 : 15) différentes d’un pays à un autre, se manifeste en autant de formes et d’usages locaux, générant leur propre sens et leur propre contexte. En bref, la relation que chacun entretient avec cette technologie globale est nécessairement située.

C’est ce que le programme « Cultures du numérique en Afrique de l’ouest : musique, jeunesse, médiations » financé par l’ANR a interrogé au prisme de la musique et de la danse depuis 2019, et que ce colloque propose de mettre à l’épreuve d’autres terrains : ce que le numérique fait aux cultures et ce que les cultures en font. L’appréhension de ce double mouvement est en effet nécessaire pour dépasser la notion de « transfert » et l’idée encore répandue selon laquelle cette technologie serait imposée dans un mouvement unilatéral Nord-Sud, malgré un nombre croissant de travaux en sciences sociales visant à recartographier le numérique à partir des pays du Sud (Berrou et Mellet, 2020 ; De Bruijn et Van Dijk, 2012 ; Ithurbide et Rivron, 2018).

Nous proposons ainsi d’envisager le numérique dans sa dialectique outil globalisé vs artefact culturel, pour rendre compte des multiples singularités qu’il prend, tout comme des représentations, des logiques et des valeurs sous-jacentes auxquelles il renvoie. Que contribue à transformer, produire ou réifier le numérique, en termes d’ouverture au monde vs entre-soi ?, mais aussi de médiations culturelles vs réification clivages identitaires et de projection dans l’avenir vs résurgence de mémoire ? Comment les nouvelles connexions produites par cette technologie conduisent-elles à renouveler, ou non, les formes d’engagement, d’adhésion ou de contestation des modèles sociaux ?

Dans ce nouvel écosystème, de nouvelles figures et de nouveaux métiers émergent, parmi lesquels ceux d’arrangeurs, d’ingénieurs du son, de réalisateurs ou de chorégraphes de vidéo-clips. De nouveaux prescripteurs apparaissent également : médias classiques (radios et télévisions, dont les chaînes privées se sont multipliées avec le câble et la TNT), mais surtout médias numériques (plateformes de streaming et de téléchargement, médias sociaux), financés par des entreprises privées locales et internationales, des associations, ou des mouvements religieux. Dans des pays où des questions d’infrastructures (Larkin 2013), de formation professionnelle (Olivier & Pras, 2022) ou de littéracie numérique (Granjon, 2016) se posent, quelles sont les capacités d’action de ces individus ? Invention de nouveaux modèles économiques (Eisenberg, 2022), « innovations par l’usage » (Von Hippel, 2005), création d’un « art de la contingence » (Olivier, 2022), soumission à un nouveau « patronage industriel » (De Beukelaer et Eisenberg, 2020), voire à un « colonialisme digital » (Kwet, 2019) : qu’observons-nous sur les différents terrains du numérique ? 

Sur un plan plus théorique, interroger ainsi les relations entre musique, technologie numérique et culture invite à une relecture critique du paradigme de l’innovation, largement fondé sur un récit occidentalo-centré. Il s’agit dès lors de repenser le numérique au-delà d’une chronologie du progrès, pour mettre en évidence les nombreux « cheminements productifs » (Grimaud et al., 2017) à l’œuvre ici et là, qui témoignent de « modernités alternatives » (Ashcroft, 2009) multiples et fécondes.

Ce colloque qui prolonge les travaux d’AFRINUM entrepris en Côte d’Ivoire, au Ghana, au Mali et au Sénégal donne enfin l’occasion d’explorer un nouveau champ de recherche à la croisée des Popular Music Studies, des Sound Studies, des Sciences and Technology Studies et des Digital Studies. Quelques travaux intègrent déjà cette interdisciplinarité (Bates, 2016 ; Born, 2022 ; Devine & Boudreault-Fournier, 2021 ; Steingo & Sykes, 2019), mais il reste encore à forger des outils méthodologiques aptes à l’analyse des écosystèmes musicaux numériques dans les pays du Sud, tout comme à réfléchir à la place de la technologie dans les travaux sur la musique, lesquels ont longtemps occulté cette question. Ce dernier constat conduit à une double question qui sera discutée lors de ce colloque : comment prendre en compte la technologie numérique dans nos travaux ; et comment celle-ci conduit-elle à renouveler notre pratique et nos outils de recherche ?

Dans le champ des études sur le numérique, l’Afrique apparaît à la fois comme objet émergeant et comme laboratoire. Ce colloque est d’autant plus pertinent qu’il donne pour la première fois l’occasion de présenter ces matériaux et ces situations, et de les faire dialoguer avec d’autres terrains, afin de questionner une Afrique qui est au monde et le monde en Afrique.

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