Liberté scientifique et risques du métier : la recherche comme profession

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Rencontre organisée en hommage à Fariba Adelkhah dans le cadre du lancement 2021 du séminaire « Sociologie et anthropologie sociale du politique. Penser en pensant à elle » du CERI en collaboration avec le FASOPO et le comité de soutien à Fariba Adelkhah.
Avec le soutien de Sciences Po, de la Mairie de Paris et de l’AFD

Les difficultés rencontrées par les chercheurs dans l’accès à certains terrains d’étude sont généralement analysées comme résultant d’une dégradation de la situation dans ces pays. Les crises politiques (comme les violations des libertés publiques, la montée de l’autoritarisme ou l’existence de conflits armés), les questions qui remettent en cause le lien social (comme la « radicalisation » ou la diffusion du crime organisé), les catastrophes environnementales ou les problèmes sanitaires (comme la propagation d’une pandémie) sont toutes susceptibles d’être définies comme des risques en mesure d’influencer, voire de remettre en question les conditions de production de la connaissance en sciences sociales. La diffusion à l’échelle planétaire de la pandémie de la COVID-19 a mis en évidence et généralisé une série de problèmes liés à la construction de la connaissance sous de telles contraintes, problèmes qui autrefois n’étaient ressentis que par les chercheurs travaillant sur des terrains dits difficiles. Dès lors que l’accès à tout genre de terrain est ressenti comme « difficile », tous les chercheurs en sciences sociales sont confrontés à des protocoles destinés à les « protéger », à ne pas leur faire « prendre de risques », à ne pas « se mettre en danger » en menant leurs recherches, ainsi qu’à la répartition des aires du monde en zones rouges, oranges, jaunes et vertes. Ce qui était lié à l’exotisme de terrains lointains caractérisés par la guerre ou les « instabilités » (ce que l’on appelait les « pays à risques ») ou à des contextes extraordinaires (comme le terrorisme ou des catastrophes naturelles) est désormais devenu la norme.

L’affirmation que la situation est « à risque » – quelle que soit la définition qu’on lui donne et quels qu’en soient ses contours – n’est pas sans conséquence pour la recherche. 

Elle oblige d’abord à définir des limites à ne pas franchir dans la production de connaissances, ce qui occulte le fait que les sciences sociales se sont historiquement construites sur la capacité des chercheurs à se saisir de terrains dits difficiles et à dépasser, par leur liberté – en termes de méthodologie, de thématique, de problématisation, d’inspiration théorique – lesdites difficultés.

Elle interdit ensuite de penser ce que sont les difficultés dans la pratique de recherche, ce que ces difficultés produisent et ce qu’elles permettent de découvrir. Regarder au-delà du risque requiert de questionner toute objectivation des difficultés dans la production de la connaissance, pour pouvoir interroger les conditions dans lesquelles la pratique de la recherche en sciences sociales peut être considérée comme libre.

Pour comprendre ces enjeux, il faut observer de façon conjointe les conditions d’accès au terrain, autrement dit les conditions politiques des sociétés étudiées, et les conditions du métier de la recherche. La perte d’autonomie du champ académique, sa bureaucratisation croissante, les inégalités générationnelles, de genre et internationales qui pèsent sur le métier de la recherche influencent considérablement les conditions dans lesquelles se construit la connaissance. Lorsque l’on pense aux atteintes à la liberté scientifique, c’est immédiatement le nombre croissant de chercheurs victimes de la répression autoritaire qui nous vient à l’esprit et certains pays comme l’Iran évidemment – où notre collègue Fariba Adelkhah est détenue depuis deux ans –, l’Égypte, l’Arabie Saoudite ou les Émirats, la Chine ou la Russie, etc. Comprendre ces atteintes à l’heure actuelle requiert certes de réfléchir à la dégradation des conditions politiques, sociales, environnementales ou sanitaires dans les terrains dits difficiles. Mais cela nécessite aussi d’analyser ce qui se passe dans les pays qui ne sont pas considérés comme problématiques, même si les autorités politiques peuvent s’attaquer plus ou moins directement aux libertés académiques, comme en Hongrie, en Grèce ou en Pologne, mais aussi en France. Cela requiert enfin de porter simultanément un regard critique sur le domaine de la recherche lui-même en menant une véritable économie politique du « risk assessment », en prenant en compte les phénomènes de démantèlement des protections sociales qui investissent le monde du travail universitaire dans le sens de son « uberisation », en considérant les effets pervers de l’évaluation, de la généralisation de la recherche par projet dont l’objectif est de « répondre » à la « demande sociale », de la purification disciplinaire, de l’hyperspécialisation thématique et de l’orthodoxie méthodologique.

Dans sa conférence sur « la profession et la vocation de savant » mais aussi dans son article sur la « neutralité axiologique », Weber rappelait que faire science, c’était faire acte de distanciation, de dénaturalisation, de déplacement des limites de l’entendement ; autrement dit, faire acte d’imagination et de création par la critique. Il rappelait qu’enseigner, c’était favoriser une pensée autonome et savoir reconnaître les faits désagréables (pour sa propre opinion), apporter des connaissances techniques et des méthodes de penser diverses, mais aussi de la clarté dans les arguments. Enfin, il rappelait que la science ne pouvait répondre à la question du sens, mais qu’il fallait savoir distinguer l’activité scientifique de l’expression de convictions, et dans ce cadre, il critiquait l’éthique centrée sur le résultat et l’enfermement dans des problématiques techniques qui évacuent les questions centrales des « fins ». En suivant Weber, la tâche de la science est de procéder à une critique de ces jugements en montrant quels types de problèmes se cachent derrière. C’est dans cet esprit que cette rencontre entend analyser « ce qui se cache derrière » les transformations du monde de l’ESR, toujours présentées de façon techniques alors qu’elles renvoient à des convictions, à des valeurs et à des jugements de valeur.

La rencontre sera organisée autour de 3 panels, outre une conférence inaugurale et la projection d’un film :

  • Qui définit le risque et sur qui repose-t-il ?
  • Le chercheur à la croisée de légitimités : l’irruption des médias et du politique dans la science
  • La science au péril des critères d’évaluation scientifiques et de la normocratie éthique

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