Un océan de recherches

Lettre de l'InSHS Archéologie Droit Economie/gestion Science politique

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Il y a quelques années, en mars 2020, le dossier de la lettre de l’InSHS portait sur les océans1 . Nous avions alors insisté sur plusieurs points. Tout d’abord sur le fait qu’ils sont, et doivent être, une question de sciences humaines et sociales. Des perspectives disciplinaires différentes étaient venues illustrer ce propos. En économie, il avait été question du concept de « croissance bleue », avec le souci qu’il soit un prétexte pour approfondir la connaissance et accroître la résilience des écosystèmes concernés, et pas seulement un moyen d’augmenter le PIB. La géographie avait mis en avant l’intérêt des outils de simulation qui permettent de confronter et de mettre en débat les points de vue des différents acteurs concernés pour trouver des solutions à la fois démocratiques et efficientes. Tandis qu’en droit, avait été souligné l’éclatement du droit de la mer, la multiplicité des régimes juridiques alors qu’une approche intégrée s’imposerait pour permettre que ne prévalent pas les intérêts économiques à courte vue. Les contributions convergeaient, sans que cela n’ait été planifié ainsi, vers la même idée de construire un point de vue partagé, sur ce bien commun qu’est l’océan, afin de permettre sa protection et, si possible, sa restauration.

  • 1Vermeersch S. (dir.) 2020, L’océan à l’agenda de la recherche en SHS, Lettre de l’InSHS n°64, pp. 16-27.

Car, faut-il le rappeler, l’océan a ralenti le rythme du changement climatique d’origine anthropique en absorbant près de 30 % des émissions anthropiques de dioxyde de carbone au cours des dernières décennies : chaque jour, un quart du CO2 produit par les sociétés est capturé par les océans. Mais cette capture n’est bénéfique qu’à court terme car la dissolution du CO2 dans l’eau de mer entraîne une acidification très dommageable à l’ensemble du vivant marin. Ce dernier souffre par ailleurs de l’élévation des températures, qui ne fait que s’accentuer. L’année 2021 a ainsi été une année record pour le réchauffement océanique… jusqu’à ce qu’une canicule inédite frappe l’océan Atlantique en ce moment même, avec des anomalies de température de plus de 5°C au large des îles britanniques. Ce type d’événement pourrait logiquement devenir plus fréquent, plus intense, et provoquer des mortalités massives d'espèces marines. Dans ces conditions, l’océan sera-t-il en capacité de garder son rôle, essentiel pour nous, de pompe à carbone ?

Le temps passé depuis la dernière lettre est court pour mettre en vis-à-vis de ce tableau dramatique de réelles bonnes nouvelles, mais il y en a néanmoins. Les États membres de l'ONU se sont ainsi mis d'accord sur le premier traité international de protection de la haute mer, qui commence là où s'arrêtent les zones économiques exclusives (ZEE) des États, et n'est donc sous la juridiction d'aucun pays. Elle représente plus de 60 % des océans et près de la moitié de la planète. Le nouveau traité permettra de créer des aires marines protégées dans ces eaux internationales. Aujourd’hui, seulement 1 % de la haute mer environ fait l'objet de mesures de conservation. Le texte introduit également l'obligation de réaliser des études d'impact sur l'environnement des activités qui y sont envisagées, consacre plus d’argent à la conservation marine et couvre l'accès et l'utilisation des ressources génétiques marines. Bien sûr, le temps nécessaire à l’entrée en vigueur de ce traité sera long, d’autant plus qu’il a vocation à élaborer un instrument international juridiquement contraignant, mais ce dernier point est justement d’importance et fait partie des avancées de ce traité.

Les grandes instances internationales ne sont donc pas inertes, à l’instar également de l’IPBES, Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques, groupe international d'experts sur la biodiversité sous l’égide de l’ONU, qui assiste les gouvernements et doit renforcer les moyens d’action des pays émergents.

Nous avions par ailleurs mentionné le lancement en France du Programme Prioritaire de Recherche Océan Climat, doté de 20 millions d’euros. Six projets ont été retenus lors du premier appel : ils portent sur les changements globaux en Arctique, les risques côtiers auxquels les espaces insulaires d’outre-mer doivent faire face, ou encore les écosystèmes profonds et l’exploitation des ressources minérales. Un second appel est en cours jusqu’à mi-novembre 2023.

Au CNRS, la Task Force Océan, née en 2019, est toujours active sous l’égide du chercheur Joachim Claudet, conseiller océan du CNRS, afin de faire valoir et de coordonner les recherches en sciences océaniques qui sont menées au sein des dix instituts. Elle intervient sur différentes questions scientifiques et stratégiques où une vision partagée du CNRS et une coordination entre les disciplines sont nécessaires. Il peut s’agir de construire l’observation et la modélisation intégrées de demain, de parler d’une seule voix dans les arènes nationales ou internationales d’interface science-politique, ou encore de contribuer à la programmation scientifique. Par ailleurs le CNRS, à l’initiative de Françoise Gaill, conseillère scientifique au CNRS et vice-présidente de la Plateforme Océan & Climat, a par ailleurs impulsé une dynamique internationale autour de la constitution d’un panel réunissant des institutions scientifiques de nombreux pays, l’IPOS pour International Panel for Ocean Sustainability. La déclaration de Bruxelles promeut ainsi la mise en place d’une coalition scientifique ainsi qu’une nouvelle pratique et un nouveau cadre pour la défense de la durabilité de l’océan basés sur la collaboration et la circulation des connaissances entre la science, la société et les politiques, afin d’entraîner un véritable changement durable et transformateur pour le futur de l’océan. Toujours dans le cadre du CNRS, un groupement de recherche Océans et MERs (GDR OMER) a été créé qui rassemble lui aussi les forces de l’ensemble de la communauté de recherche des unités du CNRS ; il est présenté dans ce dossier.

Au sein de l’InSHS, Sophie Gambardella, chargée de recherche CNRS au laboratoire Droits international, comparé et européen, vient d’être nommée déléguée scientifique, chargée d’apporter son expertise scientifique et de participer aux réflexions stratégiques de l’institut et plus largement du CNRS sur l’océan.

Enfin, d’importantes actions de communication font également connaître l’ensemble des recherches menées par l’organisme, comme le blog Un océan de découvertes, la fresque « L’Océan, colosse aux pieds d’argile » conçue avec l’Ifremer et exposée dans les couloirs du métro Montparnasse, en 2022, en partenariat avec la RATP, ou plus ponctuellement le dossier L’océan, un monde à découvrir proposé par CNRS le Journal lors de la journée mondiale des océans le 8 juin dernier.

Face à l’importance de l’océan dans la lutte à mener pour assurer l’habitabilité de la planète, et dans le cadre de la mobilisation du CNRS sur la question océanique, il ne nous a donc pas semblé superflu de renouveler ce focus. Car ainsi que le souligne Camille Mazé, chargée de recherche CNRS au laboratoire Littoral, environnement et sociétés, dans le premier texte de ce dossier, les enjeux que les sciences humaines et sociales peuvent permettre de porter sont colossaux : trouver des formes de gouvernance adaptée, réguler l’accès à toutes les ressources naturelles, décider de leur exploitation ou non, aider à restaurer la santé des écosystèmes en pensant leur gestion, accompagner la relocalisation des population côtières et insulaires déjà en danger, pour n’en citer que quelques-uns… L’International research network (IRN) de l’InSHS qu’elle coordonne et qu’elle présente ici, APOLIMER, est ainsi spécialisé dans l’étude des relations de pouvoir autour de la gouvernance et la gestion des océans.

C’est à un objectif assez similaire de faire participer les sciences humaines et sociales à la compréhension des enjeux maritimes que s’attachent Brice Trouillet et Alexia Pigeault, tous les deux membres du laboratoire Littoral Environnement Télédétection Géomatique, dans leur description de la Planification spatiale marine et des enjeux qui lui sont liés. En ce qui concerne aussi bien l’information géographique nécessaire pour observer et planifier les activités, que l’élaboration d’une définition partagée de la soutenabilité alors même que les intérêts des acteurs divergent, ou encore pour assurer la participation de ces acteurs à la planification, les recherches menées en sciences humaines et sociales sont indispensables.

Également en lien avec le premier article, car mettant en exergue l’importance des conflits et de la géopolitique dans l’espace marin, Arnaud Serry, maître de conférences affilié à l’unité Identité et différenciation de l’espace, de l’environnement et des sociétés, avec Yann Alix, délégué général de la Fondation SEFACIL, et Brigitte Daudet, professeure assistante en management du développement territorial à l'EM Normandie, nous montrent combien les trafics maritimes, et par conséquent les ports, sont dépendants des relations entre les États. Le cas de la mer Baltique est emblématique, où la configuration portuaire évolue au gré des tensions en Biélorussie ou en Ukraine.  De gouvernement, il sera encore question sous la plume de Sophie Gambardella qui nous parle du droit de la mer et de cette gouvernance des mers et des océans devenue peu lisible pour identifier les leviers et les freins à son effectivité et à son efficacité.

Enfin, Giulia Boetto, directrice de recherche CNRS et directrice du Centre Camille Jullian, nous présente une autre facette des richesses océaniques : le patrimoine reposant au fond des mers.  Une partie importante des fouilles de l’unité qu’elle dirige se déroule en milieux aquatiques ou subaquatiques. Ces explorations, les traces du passé qu’elles permettent de mettre à jour, constituent des témoignages aussi bien sur les cargaisons des bateaux elles-mêmes que sur les matériaux et techniques utilisés pour la construction des embarcations. Autrement dit, ce qui se passe dans l’océan concerne encore une fois bien au-delà de l’océan en lui-même.

Géographes, juristes, politistes, archéologues, nous éclairent, entre autres, sur les horizons et profondeurs océaniques. Nous pourrions évoquer les travaux des anthropologues — Alix Levain, chargée de recherche CNRS au sein du laboratoire Aménagement des usages des ressources et des espaces maritimes et littoraux (AMURE), le fait dans le cadre de la présentation du GDR OMER1 ; des philosophes – par exemple Roberto Casati et sa philosophie de la mer ou à des historiennes. Nous aurions aussi pu parler des chercheurs et chercheuses de sciences humaines et sociales qui se connectent avec leurs collègues des autres sciences pour travailler en interdisciplinarité. Qu’elles soient seules ou accompagnées, et comme les porteurs de l’axe POETE du GDR OMER le soulignent, nos communautés se mobilisent fortement autour de ces espaces océaniques. L’InSHS entend accompagner et soutenir cet élan, tant l’habitabilité de la planète repose en grande partie sur la capacité de nos sociétés à les préserver, voire à les restaurer.

Stéphanie Vermeersch, DAS InSHS

  • 1Voir aussi : Levain A. 2023, Comprendre le phénomène des marées vertes, CNRS le Journal. https://lejournal.cnrs.fr/nos-blogs/lanthropologie-en-partage/comprendre-le-phenomene-des-marees-vertes